Recovery, c’est le terme anglo-saxon qui manque au vocabulaire français. C’est le mot qu’utilisent les personnes qui se battent et remontent la pente après une plus ou moins longue période de troubles ; ici alimentaires. Ce terme me laisse songeuse, il m’évoque toute une imagerie liée à la victoire d’une guerrière. Un fantasme ambivalent de fille en mal d’affection. Un espoir soumis au désespoir quoi.
D’autant plus dur à assumer qu’il consiste en une véritable désertion de la guerre manifeste que l’on déclare à soi-même. Mincir jusqu’à disparaitre. Nul ne sait pour quelle raison véritable le cerveau se fustige ainsi, si ce n’est la culpabilité d’un inconscient meurtri qui déforme en toute conscience l’image que me reflète ce miroir. Je suis mince, et pourtant je me trouve tellement grosse. Là est tout le problème.
Je le sais très bien, s’affamer pendant plusieurs mois pour un mec est d’une connerie sans nom ; mais la déraison sait se montrer plus convaincante lorsqu’elle survient d’une adolescence où le souvenir de la solitude prévaut sur tout le reste. Pourquoi ne puis-je pas être comme tout le monde ? Et j’attends avec une impatience illusoire un demain qui sans certitude me paraitra moins morne.
Il m’a tout de même fallu du temps pour accepter d’appeler cela une « anorexie » tant je pensais que cette étiquette ne pouvait s’appliquer qu’aux filles très maigres. Ce que je n’avais jamais été de toute évidence ; et pourtant, j’avais éliminé plusieurs couches de ma vie en seulement quelques mois. Puis j’ai pris conscience que si j’avais continué ma crise de folie jusqu’au bout, je l’aurais moi aussi été, maigre. Et vidée de toutes forces et motivations vitales. Seulement en cours de route, quelqu’un m’a appris - car il s’agit véritablement d’un apprentissage - à retrouver goût à la vie. Et à partir de cet instant seulement j’ai cessé de culpabiliser à cet humain désir de céder aux plaisirs.
Mais le jugement du miroir sonne comme pour nous rappeler à l’ordre, et après s’être affamée, lorsque le corps réapprend à manger, les kilos reviennent, et avec eux la honte. Je me souviens de cette sensation qui faisait que chaque bouchée me pesait comme autant de kilos imaginaires dans l’estomac. « Les kilos », ce mot entêtant qui est à la base de tant de névroses chez les filles de mon âge, comme le bouc émissaire de tous les maux d’une jeunesse qui a tant assimilé les vices de la société moderne. Encore je me bats contre cela tout en y participant.
Aujourd’hui encore, parfois je replonge, je veux cesser de manger et je me trouve laide au ridicule, ridiculement laide. Affublée de tant de défauts que je suis peut-être la seule à remarquer. Chaque photo de moi donne lieu à de cruelles et profondes remises en causes. Et pourtant, parfois je me trouve belle ainsi - affront suprême - oubliant ce corps boulet que je ne maitrise pas.
Progressivement je commence à me faire à l’idée que dois m’accepter telle que je suis devenue, et ironie du sort, je me sens alors psychiquement et physiquement dégonfler. Peut-être vais-je réellement enfin débuter la phase de « recovery » ?